Professeur Kreisel, vous avez pris vos fonctions comme nouveau recteur de l’Université du Luxembourg au 1er janvier 2023, après quatre ans de vice-rectorat auprès de votre prédécesseur Stéphane Pallage. Sous votre conduite, quelle est la stratégie à long terme que vous envisagez pour l’Université ? Est-ce que vous vous êtes fixé des objectifs prioritaires et comment souhaitez-vous les atteindre ?

L’Université du Luxembourg fête ses 20 ans cette année. Je ne connais pas d’autre université au monde qui ait atteint un niveau d’excellence en si peu de temps. Notre Université est aujourd’hui attractive au niveau international et compte parmi les plus grands employeurs du Luxembourg. En tant que seule université publique du pays, elle est naturellement un instrument stratégique pour le Grand-Duché.

Mon objectif est de promouvoir la recherche de pointe, l’enseignement et l’innovation, de créer les meilleures conditions pour les étudiants et les chercheurs et de continuer ainsi à écrire l’histoire de notre succès. Ma vision est celle d’une université reconnue dans le monde entier pour la qualité de sa recherche interdisciplinaire et de son enseignement orienté vers l’avenir, et ce notamment dans les domaines de la digitalisation, de la santé ainsi que du développement durable.

En 2020, nous avons développé une stratégie universitaire qui mise sur ces trois domaines clés de l’avenir, et ce avec une approche interdisciplinaire. En effet, pour trouver des réponses aux questions urgentes de notre époque, les chercheurs et les disciplines doivent collaborer plus étroitement et également se mettre en réseau avec des partenaires.

Il s’agit maintenant de mettre en œuvre cette stratégie et de lancer des projets concrets et durables. Dans le domaine du développement durable, nous créons un Centre interdisciplinaire pour la recherche sur les systèmes environnementaux. Nous allons accélérer la formation pour le système de santé luxembourgeois et le développement de la formation des enseignants. Dans le domaine de la digitalisation, nous accompagnons notre excellente recherche technologique d’un « Centre for Digital Ethics ». Car la numérisation du travail et de la vie quotidienne ne soulève pas seulement des questions technologiques, mais aussi éthiques, sociales ou juridiques. L’intelligence artificielle et les innovations techniques disruptives, comme récemment le chatbot « Chat GPT », préoccupent de nombreuses personnes. Il est urgent d’accompagner ces développements de manière scientifique, en portant un regard équilibré sur les deux aspects – le potentiel d’innovation exceptionnel et l’impact social.

D’autres priorités sont la promotion des femmes dans les sciences, le développement de notre offre en matière de formation universitaire ainsi que la mise en réseau internationale conséquente. Aujourd’hui, nous sommes déjà partenaires d’universités, d’organisations et d’entreprises du monde entier, et nous continuerons à développer cet atout de manière stratégique.

Vous êtes venu vous installer au Luxembourg en 2012 pour prendre une fonction au sein du Luxembourg Institute for Science and Technology (LIST), puis vous avez rejoint l’Université du Luxembourg en 2018. Depuis plus de 10 ans, vous avez donc pu vous familiariser avec l’écosystème luxembourgeois. À vos yeux, quels sont les avantages, mais aussi les désavantages du pays qui favorisent, respectivement peuvent ralentir le développement d’une institution universitaire comme l’Université du Luxembourg.

J’ai grandi dans la région de la Ruhr qui, après le déclin de l’industrie du charbon et de l’acier, est aujourd’hui l’un des paysages les plus denses d’Europe en matière de recherche et d’enseignement supérieur. Ici aussi, au Luxembourg, une mutation structurelle est en cours, et ce dans des conditions fantastiques. En seulement 20 ans, ce pays dynamique a créé un système de recherche qui, selon le « European Innovation Scoreboard », compte aujourd’hui parmi les plus attractifs d’Europe.

Les atouts du Luxembourg sont l’infrastructure avec des instituts de recherche, des laboratoires et des capacités de données et de calcul ultramodernes, le soutien financier conséquent de la recherche publique et le large soutien de la politique et de la société. Le pays, les citoyens, le gouvernement croient en l’Université et en la vision d’une société de la connaissance, et cela nous motive chaque jour.

La société multiculturelle permet aux professionnels internationaux de haut niveau de se sentir facilement à l’aise au Grand-Duché. De même, ma famille et moi n’avons jamais regretté d’avoir choisi le Luxembourg, non seulement pour les perspectives professionnelles, mais aussi pour la qualité de vie et l’ouverture d’esprit. C’est ainsi qu’au fil des années, le Luxembourg s’est constitué une masse critique de scientifiques de renommée internationale et un réseau solide. Un échange ouvert est très important au Luxembourg, j’apprécie par exemple beaucoup la réception du Nouvel An de la FEDIL pour nouer des contacts avec l’industrie.

Malgré tous les réseaux et les courtes distances, la coordination des nombreuses initiatives et des acteurs peut être un défi. En tant qu’Université et partenaire, nous sommes prêts à jouer un rôle de coordination et relier encore davantage tous les acteurs. Ainsi, nous rassemblons nos forces, rendons les initiatives plus visibles et devenons ensemble plus puissants face à la concurrence internationale. C’est ce que nous avons par exemple réussi à faire récemment avec l’« Hydrogen valley »,
un projet regroupant 18 partenaires publics et privés, soutenu par la Commission européenne, qui donnera un coup de pouce à l’économie de l’hydrogène au Luxembourg, une économie prometteuse.

Depuis sa création en 2003, l’Université se définit comme multilingue, internationale, interdisciplinaire et centrée sur la recherche. En quoi se distingue une « université de recherche » et de quelle manière le secteur industriel au Luxembourg peut-il en profiter ?

Dans une université de recherche, la recherche et l’enseignement sont étroitement liés et s’inspirent mutuellement. Les études au cœur de la recherche offrent aux étudiants la possibilité d’apprendre des meilleurs dans leur domaine. En tant qu’Université de recherche, nous avons des domaines clés clairement définis et nous valorisons aussi bien la recherche fondamentale que la recherche appliquée. Outre les 3000 étudiants en Bachelor et les 2000 étudiants en Master, l’Université compte plus d’un millier de doctorants, ce qui reflète bien notre positionnement en tant qu’Université de recherche. Environ 50% de ces doctorants, c’est-à-dire des professionnels hautement qualifiés, restent au Luxembourg pour leur premier et deuxième emploi et contribuent ainsi à la force de recherche et d’innovation de notre Université et du pays.

L’innovation se base sur l’excellence de la recherche internationale. Actuellement, environ 1000 projets de recherche formalisés sont en cours à l’Université, financés pour la plupart par des fonds tiers. Plus de la moitié des 70 millions d’euros de fonds tiers obtenus en 2022 concernent notre collaboration avec l’économie et la société. La qualité de la recherche se reflète également dans notre succès auprès des programmes européens – 2022 a été une nouvelle année record.

Nous sommes à l’écoute des besoins du pays et voulons accompagner le Luxembourg sur la voie de l’avenir par la recherche, la formation et le transfert de technologies et de connaissances. Nous prenons cet « impact », c’est-à-dire l’effet social et économique de l’institution, comme une mission aussi sérieuse que l’enseignement et la recherche, et cet impact exige l’excellence.

Pour l’industrie au Luxembourg, cela signifie avoir une pépinière de talents à sa porte. Nous formons des spécialistes luxembourgeois et internationaux dont le marché du travail a besoin. L’Université est ainsi un véritable moteur de l’innovation, que ce soit par la formation ou par des coopérations de recherche qui rendent nos entreprises industrielles plus compétitives, et cela se sait évidemment. Nos partenariats avec l’industrie sont de plus en plus nombreux et concernent un éventail de secteurs de plus en plus large.

Uni.lu entretient une collaboration étroite avec un certain nombre d’entreprises, notamment à travers ses chaires industrielles dotées, comme par exemple la « SES Chair in Satellite Communications and Media Law » , « ArcelorMittal Chair of Steel Construction », « Paul Wurth Chair in Energy Process Engineering », etc. Quels sont les enseignements que vous tirez jusqu’à présent de ces partenariats ?

Pour moi, les partenariats et la collaboration avec les entreprises et le secteur public sont une clé pour préparer l’avenir. Les chaires dotées, telles que vous les avez évoquées, illustrent très bien cette collaboration. Elles tissent une relation durable et de confiance entre le partenaire externe et l’Université, dont les étudiants, les chercheurs, la société et les donateurs profitent tous dans la même mesure – les partenaires surtout grâce aux résultats de la recherche, à la captation de talents hautement qualifiés et à la visibilité.

Jusqu’à présent, l’Université du Luxembourg a créé au total 15 chaires industrielles, publiques et publiques-privées sur des thèmes allant de la communication par satellite à la finance durable, en passant par la construction métallique, la recherche parlementaire ou le génie des procédés énergétiques.

À côté des chaires dotées, il y a d’autres formes de collaboration avec l’industrie et les entreprises. Quelles sont les success stories qui vous ont particulièrement marqué ? Y a-t-il des projets pour éventuellement renforcer ces collaborations encore à l’avenir ?

Les contrats de recherche bilatéraux ou les partenariats public-privé sont la forme la plus courante de collaboration avec des entreprises industrielles locales et internationales. La collaboration avec SES, déjà évoquée, est effectivement l’une des plus longues histoires de succès, avec laquelle nous avons créé ensemble un savoir-faire dans le domaine des télécommunications, mais aussi la collaboration avec ArcelorMittal ou le « Industrial Partnership block grant » avec le groupe technologique américain CISCO et le luxembourgeois SCRIPT (Service de coordination de la recherche et de l’innovation pédagogiques et technologiques) sur la transformation numérique dans les environnements d’apprentissage et de travail.

L’un des principaux thèmes de croissance actuels est notre coopération en matière de recherche avec l’industrie financière, comme le nouveau Centre national d’excellence (NCER) dans le domaine des Fintech, dans lequel notre Centre interdisciplinaire SnT apporte les compétences technologiques et la Faculté de Droit, d’Économie et de Finance l’expertise financière.

La FEDIL, tout comme d’autres acteurs, œuvre pour rendre l’éducation et les métiers STIM (science, technologie, ingénierie, mathématiques) attractifs auprès des jeunes, non seulement pour les orienter vers des professions d’avenir, mais aussi pour répondre aux besoins en compétences que connaît l’industrie pour réussir les transitions écologique et digitale. Vous-même, vous êtes physicien et chercheur en sciences des matériaux. Comment persuadez-vous un(e) jeune à s’engager dans des études techniques et scientifiques ?

Deux de mes trois enfants ont choisi de faire des études scientifiques. Ce qui les intéresse, ce sont les expériences, les laboratoires ou les machines modernes – tout ce qui leur permet de vivre concrètement la science et la recherche, et un domaine professionnel. Mais le défi intellectuel et l’enthousiasme des scientifiques et des ingénieurs sont également contagieux. Des offres telles que les « Researchers’ days » du FNR, mais aussi le « Scienteens Lab » de l’Université sont d’excellents moyens d’enthousiasmer les jeunes pour les sciences naturelles et l’ingénierie. Il est décisif de sensibiliser dès le plus jeune âge et de proposer ensuite aux jeunes des stages dans le monde industriel. Ils découvrent ainsi la diversité des carrières passionnantes qui s’ouvrent dans le domaine STIM. Je ne peux que lancer un appel à l’industrie pour qu’elle continue à soutenir toutes ces initiatives de son mieux, nous sommes ouverts à toute idée. Cela en vaut la peine !